Paroles de marins : film documentaire de 56 minutes.
Sélectionné au Festival International des Droits de l’Homme de Paris en projection entre
le 26 mars 2008 et le 1er avril 2008.www.festival-droitsdelhomme.org (Voir le clip de 3 minutes : lien)
(Pour tout contact :
parolesdemarins@orange.fr )
Ce que nous voulons avant toute chose montrer dans ce film, ce sont des gens, des personnes ordinaires tout simplement, confrontées à la vie comme tout le monde, mais avec les problèmes spécifiques de leur domaine propre, le maritime. Avec des exigences communes, les mêmes aspirations, avec le même bon sens de terrain bien plus convaincant que les discours experts les mieux tournés. Mais il ne s’agira pas pour autant de faire l’impasse sur leurs contradictions ni sur l’ambiguïté de leurs choix parfois. Dans la corporation maritime, il me semble que des choses simples mais essentielles où chacun doit pouvoir se reconnaître en filigrane, sont noyées dans le brouhaha de la surinformation. Cette surinformation nous apprend au mieux des choses, mais elle nous détourne sûrement de l’essentiel qui est fondamentalement humain. Ce film est l’occasion de donner la parole aux gens qui, en dehors du discours savant mais souvent déconnecté de la réalité, connaissent le mieux cette réalité parce que c’est leur vécu, et que ce vécu est l’irremplaçable de chacun. Sa raison d’être. Le lieu de son accomplissement.
Dans l’idéal, il s’agit de faire apparaître la légitimité de cette démarche, inscrite toutefois dans une perspective de réflexion sur le sens de nos actes, leur légitimité aussi. Démarche fondée sur un pari qui pourrait constituer un élément appréciable dans les choix économiques, législatifs, politiques ou simplement individuels. Cette démarche est inspirée très modestement du travail fait sous la direction de Pierre BOURDIEU, La Misère du Monde, Seuil, 1993 :
"D'un côté les responsables politiques, qui sont souvent très étrangers à l'existence ordinaire de leurs concitoyens. De l'autre ces hommes et ces femmes qui ont tant de mal à vivre et si peu de moyens de se faire entendre. Les uns ont l'œil fixé sur les sondages d'opinion, les autres protestent en dehors des cadres institués, lorsqu'ils ne s'enferment pas dans leur malheur", La Misère du monde, sous la direction de Pierre BOURDIEU, Seuil, 1993.
Le milieu de la marine marchande, je commence à m’y intéresser en 1983. C’est au moment où je rencontre Pierre. Il passe alors son examen de 3ème année à l’Ecole Nationale de la Marine Marchande (ENMM). Tandis que je fais mes débuts d’institutrice, j’aborde aussi la vie d’une femme de marin : le poids de l’absence, le courrier du bout du monde, l’aléatoire des dates de débarquement, le souci des météos, les nouvelles incertaines, tout gérer à la maison, l’indépendance forcée, les plans pour les congés, la vie qui continue ... Puis les retrouvailles - on n’y croyait plus -, les récits du bout du monde, l’équipage, Messine, les cadeaux de Hong-Kong, le thé de Keelung, le passage toujours épique de Suez, les crew-men de Côte-d’Ivoire, l’Extrême-Orient escale par escale en suivant la route sur la mappemonde, le transport d’armes en Somalie, les difficultés, les frayeurs, la magie des récits d’une vie de bord tellement étonnante. Vient aussi la réadaptation de l’autre, au sommeil, à la verdure, aux menus papiers restés en suspens, tandis que le voyage se prolonge dans les détails ressurgis à la mémoire. Et dans cette vie bouillonnante, le quotidien se réinstalle avec une saveur si particulière … : la conscience que cela ne durera pas. Déjà, il faut s’inquiéter du prochain embarquement, ruser pour convaincre une compagnie de signer le contrat du prochain voyage. Enfin le télégramme d’embarquement (qui fait office de contrat), tant espéré mais tant redouté.
Après une florissante période, la marine marchande aborde une période difficile : nous sommes dans les années 80. Nombreux sont les élèves officiers qui, découragés par le chômage et l’avenir incertain, renoncent au métier et se recyclent à terre. Pierre s’accroche, effectue sa 4ème année à l’ENMM, connaît une période de chômage, comptabilisant les jours d’embarquement exigés pour l’obtention de son brevet de C1NM : au total, 4 années d’école entrecoupées de 5 années de navigation.
Très tôt (il n’est encore qu’élève officier), je prends goût à cette vie, apprivoise les contraintes : je demande à embarquer avec lui sur le RoRo de la CMN , Le Rhône et ma demande est acceptée, le temps d’une rotation Marseille-Odessa-Marseille. Passage par le Bosphore, mer Noire (elle est vraiment noire !), tourisme à Odessa au temps où la Russie est encore fermée. Et surtout, je m’initie à cette vie de bord si particulière : l’organisation réglée comme du papier à musique, les quarts de nuit, la hiérarchie (carré officiers et carré équipage séparés), le confort de la cabine, le privilège d’une cuisine soignée respectueuse de la tradition maritime, les escales en coup de vent, l’arrivée par temps de brouillard, les discussions qui se prolongent au carré devant le café, la façon d’être de chacun dans la vie du bord … Il y a aussi les découvertes inattendues : les double vies, le trafic de camelotes, l’alcool, ce milieu d’hommes durs à la tâche mais tellement désarmés devant le quotidien à terre.
Cette expérience, je vais la renouveler chaque fois que possible : aucun commandant n’a jamais une seule fois refusé mes demandes, l’accueil fut toujours unanimement généreux.
C’est ainsi que j’ai pu effectuer une dizaine de voyages sur les pinardiers d’une compagnie sétoise : rotations sur la Corse, l’Algérie et l’Italie. Autre compagnie, autre navigation : avec les petites rotations, les hommes travaillent jusqu’à 18 heures par jour, entre les quarts, les arrivées et les départs, les chargements et déchargements … La compagnie familiale bat de l’aile, l’armateur est jeune et inexpérimenté. Les maigres salaires sont payés en retard, les embarquements peuvent atteindre 110 jours et les luttes syndicales se mettent en place. Mais l’ambiance est bonne, les équipages se serrent les coudes, des amitiés se font, et c’est toujours le système D en-dehors de toutes les règles d’école !
Plus tard, je connaîtrai le luxe des traversées en ferries et RoRos sur la Corse. Comme institutrice, je vis alors une année très difficile. Mon radeau de sauvetage sera ces mercredis passés à Ajaccio, le temps d’une rotation : embarquements les mardis soirs, débarquements les jeudis matins avant de reprendre la classe … durant tout un hiver. Les conditions de travail et les salaires sont étonnamment confortables mais les gens ne cessent de se plaindre, la concurrence est féroce, les mentalités tournées vers le sabotage dans un confort social qui semble ne jamais connaître de fin. Mais les signes sont là.
Au plus prometteur de sa carrière, Pierre décide de changer de compagnie : il est embauché dans une compagnie de remorquage. Longs mois de formation à la manœuvre … et la stabilisation dans une riche compagnie sous pavillon français, encore français aujourd’hui. La navigation est portuaire essentiellement, sauf quelques chantiers en mer Rouge ou des livraisons de remorqueurs tout neufs à la Réunion. Tout roule mais la situation de la marine marchande n’a fait que se dégrader. Puis un jour, la convention STCW 95 doit être appliquée. Personne ne la connaît. Qu’est-ce qu’elle veut dire ? Elle veut dire que tout marin est susceptible de perdre son brevet s’il ne le fait revalider grâce aux modules mis en place à cet effet : 9 ans d’études mis au panier. Le coup est fort. Nous voilà décidés à comprendre, à agir et c’est ATTAC qui donnera la grille d’analyse qui nous manquait.
Monté en commission, un groupe de gens du métier et d’autres aussi, décide de travailler à analyser, à informer les politiques, les syndicats et le public sur les conséquences perverses de la logique ultralibérale qui se met en place : articles, RV avec sénateur, député-maire, secrétaire d’Etat, quelques conférences à Marseille ou Salon, une conférence de presse à l’Assemblée Nationale, un article envoyé aux députés et sénateurs concernés dix jours à peine avant le naufrage du Prestige ( !) mais dont nous ne saurons pas tirer parti pleinement : « Pourquoi un autre Erika est probable. Ce n’est même qu’une question de temps ». L’expérience s’avère dure, décevante et riche à la fois ; une logique humaine constante semble émerger.
Dans Paroles de marins, des hommes et des femmes témoignent d’un vécu ordinaire qui a tellement à nous apprendre sur l’évolution d’un élément clé dans notre structure sociale : la disparition du Code du Travail.